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Choc des civilisations: l’erreur de Huntington

17 novembre 2007

En repensant aux déclarations successives de Nicolas Sarkozy sur la « confrontation entre l’Islam et l’occident », à les lire notamment chez Jean Quatremer , je ne peux pas ne pas me souvenir de la célèbre introduction du « choc des civilisations ».

Développant l’article qu’il avait publié en 1993, Huntington y traçait les principes épistémologiques de son travail. Le choc des civilisation était une « théorie causale »: il ne s’agissait bien sur pas d’un impératif moral, pas non plus d’une exacte description de la réalité, mais bien plus modestement « d’un modèle qui rend compte d’événements décisifs et permet de comprendre les tendances mieux que d’autres modèles d’un niveau voisin d’abstraction ».

Dans l’esprit de son concepteur, le « choc des civilisations » n’était en rien souhaitable, il n’exprimait pas même une vérité intrinsèque du monde. Il s’agissait d’un grille d’analyse parmi d’autres, qui selon certains critères et circonstances, s’avérait plus efficace ou plus simple que les grilles alternatives. Fidèle disciple de Popper, Huntington croyait que les descriptions du monde n’avaient qu’une valeur relative, mais qu’il était de bonne méthode scientifique de les classer selon quelques principes objectifs tels que l’efficacité ou la simplicité. Un bon modèle était un bon outil, neutre, non nécessaire, purement descriptif, jamais exclusif d’autres outils descriptifs.

Quinze ans après l’article de Huntington, le modèle du choc des civilisations a été partout repris et discuté. Des universités, il s’est glissé dans les chancelleries, dans les états-majors militaires, dans les Business Schools, dans les boites à idées et dans les programmes de politiciens. Il a été décline, contredit, précisé, raffiné, adapté par des bataillons de chercheurs, de praticiens, de hauts fonctionnaires, de conseillers politiques. Ironiquement, il ne s’est pas contenté de se rependre en occident. Les pays asiatiques émergents, la Chine, l’Inde, bien évidemment les mondes musulmans, tous se sont rapidement familiarisés avec le modèle. Tous l’ont utilisé pour de petites et de grandes décisions. Tous ont oublié sa faible nature de concept relativement descriptif, et insensiblement, inconsciemment, involontairement, tous l’ont transformé en norme d’action.

Quinze ans après l’article de Huntington, le monde n’a jamais été aussi proche du modèle qu’il y développait. Aujourd’hui, le président de la République Française emploit ce modèle pour lire le monde. Quelles que soient ses éventuelles connaissances épistémologiques, ses discours ne seront pourtant jamais purement descriptifs. En employant le modèle de Huntington, il en construit l’avènement. En employant le modèle de Huntington, il éloigne la Turquie de l’Union Européenne, contrôle les frontières, oriente notre diplomatie et notre défense. En employant le modèle de Huntington, il valide ce même modèle aux yeux des Turcs, des immigrés, des autres nations, qui à leur tour en poursuivront la mécanique, qui légitimeront en retour l’analyse du président français et la masse infinie de ceux qui partagent ses orientations.

La distinction entre impératif et descriptif est une fiction d’universitaire. Toute description du monde est un modèle d’action. En croyant définir une grille d’analyse, Huntington a bien involontairement produit une norme. Son modèle a très indirectement mais très largement guidé le monde.

Il l’a bien mal fait.

Les principes épistémologiques de Huntington reposent sur la falsifiabilité, l’utilité, la concision. Qu’est ce que l’impératif de concision au regard du choix de faire ou non rentrer la Turquie dans l’Union Européenne? Qu’est ce que l’utilité pour l’analyste, lorsque on est en train de décider de conflits nucléaires possibles, de massacres quotidiens en Irak, de guerres préventives en Iran?

Le modèle de Huntington est erroné car ses critères de validation sont sans rapport avec l’usage effectif qui en est fait. La remarquable analyse des premières années engendre une mécanique infernale, un projet politique aveugle, irresponsable, dangereux.

Il est urgent de ne plus suivre le modèle de Huntington pour éviter que ne se réalise la morale d’affrontement culturaliste qu’il a très involontairement légitimé et qui lui a aujourd’hui échappé.