Archive for the 'Theorie' Category

Quand peut-on parler de krach financier ?

23 janvier 2008

Lorsque les journaux de gauche en font leur couverture ? Lorsque les journaux de droite titrent sur le rebond ? Lorsque les économistes expliquent qu’ils l’ont toujours anticipé ? Lorsque l’amplitude des variations -la volatilité- atteind des niveaux capables de  désorienter les banquiers les plus expérimentés ?

C’est que l’économie n’aide en rien à répondre à cette question, et cela non par défaut de théorie mais bien plutôt par trop plein d’explications. Une galaxie de modèles et d’interprétations concurrentes s’étend de ceux pour qui les marchés financiers ne peuvent pas kracher à proprement parler -ils sont sensés refléter la meilleure synthèse possible de l’information disponible et donc traduire toujours au mieux l’état du monde- à ceux pour qui toute variation de cours est par définition suspecte – le prix des actifs n’étant cette fois pas sensé refléter autre chose qu’une combinaison allétoire de spéculations-.

Si tant est que l’économie soit au moins partiellement une science, elle ne dit jamais véritablement ce que sont les choses, et doit se contenter de proposer des outils pour les lire et les interpréter. Ces outils – ce que les scientifiques appellent des modèles- ne sont jamais démontrables, car c’est à partir de leur jeu d’hypothèse que se font les démonstrations.

Quand peut-on donc parler à coups sur de krach financier ? Simplement lorsque la discussion des acteurs concernés s’arrète sur une opinion unanimement partagée… celle selon laquelle il y a un krach financier.

Du pouvoir sur internet

10 décembre 2007

Puisque toute nouvelle forme d’organisation est une nouvelle manière de distribuer et d’exercer le pouvoir, il faudrait se demander comment le pouvoir de l’internet est distribué, qui l’exerce, quelles en sont les modalités. Il étonnant de voir combien peu la question des pouvoirs sur internet est abordée.

Du poids des arguments

6 décembre 2007

On a bien tord de s’étonner lorsque la force d’un argument, même que l’on croit de pure raison, n’emporte pas la conviction de notre interlocuteur. Que l’on considère la plasticité des mots et la mouvance des représentations et l’on verra que le mystère repose plutôt dans ce qu’un argument ait une seule fois su gagner une discussion.

Qu’est-ce qu’un média?

3 décembre 2007

Il est certain qu’à vouloir catégoriser les médias, à proposer des lois d’influence médiatique, ou à rêver à leurs développements futurs, je rôde sans cesse autour de leur définition sans précisément la nommer. Peut-être sera-t-il finalement utile de suivre les dernières discussions et de proposer une définition des médias, même trop rapidement tracée?

Faute de temps pour décrire le bataillon hétéroclite des théories médiatiques existantes, je me concentrerai sur trois sujets: les exigences d’une définition, la proposition de définition elle-même, et quelques applications immédiates, dont l’articulation des trois grandes catégories de médias issues du précédent billet.

Pour être utile, une définition des médias doit éviter deux tentations opposées: d’une part la tentation d’un matérialisme restrictif, qui confond le média et la technique sur laquelle il s’appuie, ne voyant par exemple dans un livre que la technologie permettant de l’imprimer, et d’autre part la tentation d’une généralisation illimitée, ou tout devient média, car tout au fond médiatise un échange, une action ou une idée. On peut certes croire que « le média c’est le message », mais cela ne permet pas véritablement d’en isoler la nature.

Pour être pertinente, une définition des médias doit embrasser à la fois les faits proprement technologiques et les pratiques sociales. Elle doit s’adapter indifféremment aux formes de médias les plus anciennes et aux développements contemporains: le forum romain, la télévision, les moines copistes, les traditions orales, l’internet… etc.

Voici donc un premier essai de définition: est média tout assemblage de règles techniques et sociales qui assure l’existence d’une discussion.

Si l’on suit cette idée, une institution (une organisation) est toujours en soi un média, car elle établit les règles d’échange d’informations, les droits réciproques des interlocuteurs,… etc. Par exemple, un syndicat est par excellence un média : c’est une organisation qui assure la remontée des revendications, leur synthèse, la diffusion des mots d’ordres et des positions.

Corolaire immédiat, rien n’empêche un média de s’appuyer sur d’autres médias. Comme tout système de règles, les médias se superposent et s’entrecroisent sans nécessairement se substituer. Ainsi un syndicat utilisera la poste, le téléphone ou l’internet, s’appuie sur d’autres organisations pour diffuser ses messages et ses revendications.

La division de l’histoire médiatique en trois ages découle directement de cette définition. Pour voir apparaitre les trois âges et les trois catégories de médias qui leur correspondent, il suffit de les classer selon leur finalité.

Le premier âge est celui où les médias sont essentiellement des organisations. La parole et le message se diffusent au sein du groupe, au sein de l’église, au sein du théâtre. La fonction médiatique n’est pas la raison d’être de ces groupes, elle n’est qu’une conséquence de leur fonctionnement. Le premier âge médiatique est donc celui où la discussion est soumise à l’objectif de l’organisation qui l’abrite.

Le deuxième âge est celui où les médias se libèrent des objectifs de ceux qui leur ont donné naissance. Alors que les moines copistes existaient d’abord comme ordre monastique, la finalité première des imprimeurs a toujours été… d’imprimer.

Au fil du deuxième age, les médias se libèrent donc des éléments extérieurs à la discussion, mais ils restent soumis à de petites communautés de producteurs (littérateurs, journalistes, professionnels divers,…) qu’ils maintiennent et qui les maintiennent. Cette division entre producteurs et récepteurs hiérarchise profondément la discussion.

Le troisième âge médiatique -le notre- est celui où les médias se libèrent finalement de la division entre ceux qui produisent le message et ceux qui le reçoivent. La discussion n’y est plus limitée que par elle-même, par les règles qu’elle se donne et par les messages qu’elle construit. Elle se libère ainsi de la hiérarchie des producteurs, des distributeurs et des lecteurs.

Le Web participatif, les réseaux sociaux, les développement Open Source ne sont que les premiers indices d’un mouvement bien plus large: nous rentrons dans l’âge médiatique de la démocratisation.

Les trois ages médiatiques

27 novembre 2007

Je crois que si l’on classe les médias selon leur finalité, c’est-à-dire selon la finalité de cette discussion égale ou inégale qui constitue le nœud de leur activité, on n’en trouve au fond que trois formes, qui correspondent à trois ages médiatiques 

1- Les médias pour lesquels la discussion est subordonnée à un projet. Ce sont les médias les plus anciens: les institutions -école, église, armée, corps juridiques et politiques,…

2- Les médias pour lesquels la discussion est subordonnée à un petit groupe identifié. Ce sont les médias hiérarchiques qui ont émergé depuis l’imprimerie, c’est-à-dire depuis la première révolution médiatique -livre, journal, cinéma, radio, télévision,…

3- Les médias pour lesquelles la discussion n’est subordonnée qu’à elle-même, c’est-à-dire aux seules conditions de son existence dans une communauté. Ce sont les médias collaboratifs qui émergent avec internet et avec la deuxième génération du web.

Les premiers ont toujours existé, les suivants furent à la fois causes et conséquence d’un tournant radical, et les derniers, dont on ne saurait encore mesurer la portée, sont en train sous nos yeux de se révéler.

Le web 3.0 sera-t-il un graphe social généralisé?

23 novembre 2007

Il ne faut pas manquer le dernier billet de Tim Berners-Lee sur la prochaine génération d’internet. Il y expose le lien entre les transformations passées et futures du réseau avec cette force toujours remarquable que donne la simplicité maitrisée. Il donne aussi peut-être les limites de la vision du fondateur du Web, et avec elles une occasion de la dépasser.

Pour Berners-Lee, la première génération d’internet était une mise en commun des machines. La deuxième, qui culmine avec notre web 2.0, une mise en commun des documents. La troisième, celle qui pourrait venir, une mise en commun des relations, des goûts et des préférences des individus, c’est-à-dire un graphe social généralisé. Les technologies sémantiques seraient ici mises au service d’un accès direct d’individu à individu, par delà l’écran que représentent les sites et les documents enchevêtrés.

La synthèse de chacune des trois générations ainsi réalisées -les deux passées et celle que Berners-Lee appelle de ses veux- il est possible de dégager une problématique commune, une idée identique à chacune des trois vagues technologiques. Pour Berners-Lee, c’est la dialectique du partage et du contrôle. Chaque vague est l’histoire d’une perte de contrôle acceptée dont le bénéfice est un partage collectif généralisé

On comprend la force rhétorique du raisonnement: puisque les deux premières vagues ont bien déferlé de cette manière, la troisième ne saurait en être empêchée. On comprend aussi sa capacité à fixer les termes des discussions à venir: la résistance des individus – par exemple le souci du secret ou de l’intimité- est certes légitime, mais elle devra finalement céder -toujours selon l’argument- face au bien collectif que constitueront un partage et une collaboration renforcés.

C’est peut-être à cause de sa simplicité et de sa qualité que cette synthèse réveille en moi de sérieux doutes sur la thèse qui y est développée, et avec elle sur tout un pan des projets du « web sémantique » -mais pas sur la technologie du « web sémantique » en soi, car il y a bien des manières de l’utiliser-. Mes doutes sont de deux ordres, qui sont au fond tout à fait liés

  • je ne crois pas que le « sens » que l’on attribue aux choses puisse être échangé, car il est trop lié à l’identité et à la volonté. Que l’on partage des mots n’entraine pas toujours que l’on partage des significations. Que l’on partage des significations n’entraine pas toujours que l’on veuille les révéler. L’identité est fluctuante, composite, mobile, elle aime être surprise, être étonnée, parfois s’échapper d’elle-même, rarement se complaire dans ses préférences avouées.
  • je ne crois pas que l’ouverture des identités personnelles, c’est-à-dire la plus grande transparence ou visibilité des actes de chacun sur le web, soit la conséquence de changements techniques. Ce sont les évolutions sociales qui provoquent des évolutions sociales: les techniques nouvelles les consacrent, mais ne peuvent les provoquer.

A la différence des deux premières vagues d’internet, le web sémantique, le graphe social et les idées qui leur sont liées ne mettent plus seulement en jeu des objets physiques, ils touchent à la personne et à l’identité. Tout au moins pour cela, le modèle d’évolution des deux premières générations d’internet ne me parait plus pouvoir s’appliquer.

Des constructions médiatiques, des interprétations et des faits

21 novembre 2007

Je viens de lire un récapitulatif de Libération sur le traitement des grèves, chronique intéressante et utile qui relate comment les télévisions aménagent leur récit des événements. Les aménagent? Bien plutôt les construisent. Car que dire sur cette partialité radicale avec laquelle on semble jouer avec les faits? Faut-il ne pas croire Libération et l’accuser à son tour de malhonnêteté? Cela a-t-il une importance, d’ailleurs, tant on sait combien les médias tendent à s’éloigner de ce qui devrait être leur principal soucis et intérêt?

Parlons d’abord de ces célèbres « faits ».

Les journalistes ont longtemps expliqué leur travail comme une quête de faits, suivie éventuellement par une interprétation et une mise en perspective de ces faits. Selon cette vision, il y aurait d’un coté des éléments objectifs bruts, que le journaliste aurait le pouvoir, et même le devoir de recueillir sans altération, et d’un autre coté les avis et opinions, du ressort de l’éditorialiste, et qu’il conviendrait de ne pas trop mélanger avec les être purs que l’on aura précédemment encapsulé. Les journaux anglo-saxons se sont longtemps donné le titre de gloire de séparer très formellement les « facts » des « opinions », prétendant ne jamais mélanger les articles sur l’un ou l’autre sujet, poussant parfois la quête de pureté jusqu’à ne jamais traiter des deux rubriques sur la même page.

Et pourtant… Il y a bien longtemps que les sciences les moins sensibles à la rhétorique ont renoncé de leur coté à la religion des faits. La physique sait depuis plus d’un siècle qu’elle ne détient que des modèles ou des interprétations successives, qui ont une validité temporaire, qui seront un jour remises en question et dépassées. Depuis bien plus longtemps encore, les sciences sociales pensent ne produire que des récits, dont l’intérêt peut être considérable, mais qui ne constituent jamais certainement des « faits », dont le sens aurait d’ailleurs bien du mal à être précisé. Les mathématiciens eux mêmes se sont toujours demandé si leur discipline si pure comportait une forme quelconque de matérialité. Les philosophes des sciences enfin, ceux qui se sont le moins éloignés de l’ancien positivisme, comme les tenants de cette « sociologie des sciences » dont l’essor menace de tout emporter, tous disent que le discours ou l’image ne se rapportent jamais immédiatement à la « réalité » et ne se confondent en aucun cas avec elle.

Que les physiciens aient depuis longtemps compris que le fruit de leurs efforts ne s’offrait jamais sans distance ni duplicité, qu’on le voyait toujours s’échapper au moment même ou on le pensait le mieux capturé, que le point de vue de l’observateur transformait l’événement, que le langage du récit en déplaçait le référent, tout cela devrait suffire à montrer combien il est ridicule et vain, pour de simples journalistes, que de croire relater des faits.

Si l’on pouvait se rapprocher ou s’éloigner d’un « fait », ce serait d’ailleurs probablement d’une manière opposée à celle que la religion naïve dont je parle ici aurait tendance à l’exprimer. Plus on se concentre sur l’élément, sur l’image brute, sur la parole d’un témoin, plus on écarte de phénomènes, de causes petites ou grandes, de considérations à prendre en compte, c’est-à-dire plus on élimine de points de vues et de part d’objectivité. Dans le récit de Libération, les télévisions ne sont bien sur jamais aussi manipulatrices que lorsqu’elles prétendent « donner la parole au simple usager », lorsqu’elles sélectionnent un plan « vécu » sur un quai de gare, lorsqu’elle offre une « statistique brute », chiffre présentant tous les attraits de la réalité sans apprêt.

La religion du fait possède la vertu de rappeler un certain nombre de principes éthiques tels que la clarté, le croisement des sources, l’interdit du mensonge explicite… Elle présente en revanche l’inconvénient de détourner l’attention du spectateur de la véritable activité d’un média: construire une histoire et une interprétation du monde. Il est de ce point de vue révélateur, dans le journalisme anglo-saxon, que le vocabulaire à usage externe « fact » laisse place dans le jargon interne au mot « story », plus exact, mais bien éloigné de l’image que l’on voudrait donner.

Quelle que soient leurs caractéristiques -écrits, parlés, visuels, quotidiens, instantanés, chauds, froids,…- les médias produisent des discours et n’accèdent jamais directement aux faits. La part « d’objectivité » de ce qu’ils rapportent ne dépend donc pas du respect des règles du journalisme, mais de la quantité de points de vue agrégés, c’est-à-dire de la profondeur de la discussion qui a engendré les récits présentés.

C’est peut-être l’une des lois les plus générales de l’activité médiatique: plus un média est hiérarchique, moins les récits qu’il diffuse recèlent d’objectivité.

En d’autres termes, plus le choix des messages, leur sélection, leur présentation sont concentrés entre un petit nombre d’individus, moins ces choix peuvent prétendre à l’universalité, moins ils sont protégés de l’arbitraire et des intérêts individuels. Les habitués d’Habermas verront que l’explication provient directement des règles et des principes de l’éthique de la discussion. Ceux de Mc Luhan, que la part d’objectivité d’un message est directement liée au nombre de points de vues qu’un média est capable d’agréger.

Par un étonnant paradoxe, les médias les plus authentiquement hiérarchiques – cinéma, télévision hertzienne, radio, dans une moindre mesure presse quotidienne – produisent l’effet d’objectivité le plus fort. C’est bien précisément l’unité originelle de point de vue qui donne l’illusion de la cohérence, et donc le sentiment que l’on se trouve devant un fait. On peut donc rajouter une deuxième loi médiatique, pendant de celle que je viens d’exposer: plus un média est hiérarchique, plus les récits qu’il diffuse contiennent d’illusion d’objectivité.

Dés lors, il ne faut pas s’étonner de ce que le contrôle des médias hiérarchique soit l’un des enjeux de pouvoirs prioritaire des dirigeants politiques. Ces médias sont à la fois les plus manipulables -c’est-à-dire les plus éloignés de la terrible contrainte du « fait »- et les plus rapidement crédibles, les plus capables d’imposer une opinion tout en évitant les méandres de la discussion. On pourra d’ailleurs remarquer -je développerai plus tard cette idée- que l’avènement des régimes politiques les plus strictement dictatoriaux correspond à celui de médias les plus hiérarchiques.

Ainsi le décryptage des constructions des médias classiques est-il un exercice salutaire, mais dont il faut bien comprendre le sens et l’intérêt.

Il ne s’agit pas de dévoiler une construction pour y substituer un fait. Un reportage est par nature une construction, c’est-à-dire un point de vue qui comporte à la fois sa part de légitimité et sa part d’omission, d’inexactitude, d’effets rhétoriques variés. L’analyser et le discuter n’en modifiera pas l’essence, mais permettra de le comprendre et de la situer. Mieux encore, cela permettra de saisir le jeu d’influence auxquels sont soumis les auteurs, et donc de donner des pistes d’actions démocratiques pour équilibrer les influences médiatiques et politiques en présence.

Pour cela, il faudra saisir non seulement comment les médias influencent, mais aussi comment ils sont influencés, sujets que je renvoie à de prochains billets…